Lettre du RP Dom Jehan à Mgr Oliveri
PAX
Évêque d’Albenga-Imperia
Excellence et Cher Monseigneur,
Merci de tout cœur de m’avoir appelé hier au téléphone et de m’avoir communiqué très simplement votre pensée sur le problème des concélébrations qui divise notre communauté. Notre conversation m’a suggéré quelques réflexions dont j’aimerais m’ouvrir auprès de votre Excellence.
[…]
Si l’on s’en tient à la loi canonique, le canon 902 laisse entendre que la règle générale dans la sainte Église est la célébration individuelle de la messe et que la concélébration n’est que permise (sacerdotes Eucharistiam concelebrare possunt), qu’elle est parfois même interdite et que, dans tous les cas, demeure la liberté pour chacun de la célébrer individuellement. Il serait donc injuste de tenir grief à tout prêtre et à toute communauté de ne pas concélébrer.
Si notre communauté s’est construite autour du rite exclusivement traditionnel, c’était donc son droit et l’Église l’a d’ailleurs reconnue comme telle à travers ses Constitutions. Après lecture attentive de ces dernières, mon ancien professeur à la faculté de droit de l’Opus Dei, Monseigneur Stankiewicz, doyen actuel de la Rote, m’en a donné en juin 2006 une pleine confirmation. La loi propre (lex propria) des divers Instituts n’est pas une loi territoriale, incitant à penser par exemple que le rite traditionnel de la messe n’est obligatoire qu’à l’intérieur de l’abbaye. Le commentaire du Code par l’université de Salamanque explique au contraire, à propos du Can. 13, que « certaines lois affectent directement leurs destinataires, non à cause de leur lien avec un territoire, mais pour un motif qui les touchent plus personnellement, si bien que ces lois suivent les personnes qui leur sont assujetties partout où elles vont ». Notre loi propre nous oblige donc, même à l’extérieur du monastère.
Il est évident que ce choix communautaire, canonisé par l’Église, repose sur des convictions de foi, que la hiérarchie n’a pas toujours comprises et encore moins acceptées. Liés “collégialement” à des institutions ecclésiales en crise, les évêques, trop souvent imprégnés de l’esprit du monde et de ses idéologies, n’ont fait que paralyser la vie surnaturelle dans les âmes. Après quarante ans d’un tel régime, les conséquences dramatiques s’étalent tristement sous nos yeux. Et ceux qui parmi eux le reconnaissent et le déplorent, n’arrivent pas toujours à réagir avec les moyens et la vigueur nécessaires.
Notre attachement au rite traditionnel est un mariage de foi et d’amour qui, à l’image de l’union conjugale, nous oblige à une fidélité exclusive. Il suppose et manifeste une théologie et une pastorale qui ne peuvent pas s’accorder avec une liturgie qui tourne le dos à Dieu pour le dialogue et « l’être ensemble ».
« La réforme liturgique, confessait déjà le Cal Ratzinger, a produit des dommages extrêmement graves pour la foi » (La mia vita, éd. San Paolo, Roma, 1997). La dénonciation et la mise à bas par Benoît XVI lui-même du tabou du « conciliairement correct » ou de « l’esprit du concile » libère peu à peu les esprits, et de plus en plus de Pasteurs et de théologiens finissent par reconnaître publiquement les carences et les ambiguïtés doctrinales du N.O.M. Or, comme le rappelait Jean-Paul II, « l’Eucharistie est un don trop grand pour pouvoir supporter des ambiguïtés et des réductions » (Ecclesia de Eucharistia, n° 10).
Tel est le drame que vit la réaction traditionnelle : tout en voulant conserver l’union hiérarchique voulue par le Seigneur, elle refuse de se lier à un rite dans lequel, bien que valide et légal, elle ne reconnaît pas le témoignage authentique d’une foi sans équivoque. Le Cal Ratzinger en avait pleinement conscience lorsqu’il écrivait dans son autobiographie : « Je suis convaincu que la crise de l’Église que nous vivons aujourd’hui repose largement sur la désintégration de la liturgie ». N’est-ce pas là la raison fondamentale pour laquelle le pape lui-même aspire à réformer la réforme liturgique sur le modèle de la messe de toujours ?
Il est vrai que cette grave défaillance de la liturgie actuelle, même quand elle est célébrée avec la dignité requise, n’est pas toujours et facilement perceptible aux esprits théologiques car le langage de la liturgie n’est pas celui de la doctrine. Celle-ci manie les concepts, celle-là les signes. L’une s’adresse à l’intelligence, l’autre à tout l’être humain, corps et âme. La liturgie, disait Péguy, est de la théologie détendue. Si la liturgie est l’œuvre de la foi de nos Pères, elle en est par conséquent l’expression mais aussi la gardienne. Tout ce qui choque le sens liturgique traditionnel est pour le moins douteux. À titre d’exemple, le contre-autel à l’envers blesse d’instinct la piété liturgique. Je ne connais qu’un seul évêque — honneur à vous Monseigneur — à avoir demandé à ses prêtres d’ôter la table posée devant l’autel. L’orientation liturgique signifie en effet que le culte que nous rendons est d’abord pour l’honneur et la gloire de Dieu et non une autocélébration de l’assemblée qui, dialogue oblige, nécessite de déplacer le crucifix sur le coté ; au centre, il serait trop gênant. Cette liturgie que nous avons reçue de toute la tradition deux fois millénaire de l’Église est Opus Dei et non opus hominum, une liturgie qui vient de Dieu et non une liturgie « fabriquée », comme l’écrivait le Cal Ratzinger.
La mentalité traditionnelle, tout en reconnaissant la validité et la légalité ecclésiale du N.O.M., ne retrouve pas en lui l’expression plénière de sa foi. Telle est la raison profonde de son éloignement vis-à-vis de lui et de son refus instinctif de l’utiliser. La concélébration, qui n’est ni une obligation juridique ni même une nécessité théologique, ne la choquerait pas en tant que telle. À notre époque, où l’on éprouve un besoin particulier de se sentir ensemble, elle exprime, il est vrai, un lien fraternel entre les prêtres qui est signe de communion ecclésiale. Ce qui rebute la mentalité traditionnelle, c’est davantage le rite que la concélébration elle-même. À cette dernière cependant, elle préfère de beaucoup la manière plus ancienne, avec diacre, sous-diacre, ministres inférieurs, qui manifeste une communion hiérarchique plus expressive d’une saine ecclésiologie qu’une communion égalitaire, influencée par la mentalité démocratique de la société.
Dom Gérard, notre fondateur, habité comme un Dom Guéranger par l’idée liturgique, écrivait dans l’un de ses nombreux ouvrages sur ce sujet : « L’Église, Épouse et Corps mystique du Christ, est la société la plus diversifiée, la plus structurée, la plus hiérarchisée qui existe : du sommet jusqu’à la base, tout porte en elle l’empreinte d’une hiérarchie sacrée émanée de son centre vivifiant. Cette Église céleste composée d’anges et d’élus que nos peintres primitifs ont représentés les yeux grand ouverts, les mains jointes et rangés par ordre autour de l’Agneau, depuis les grands Séraphins jusqu’aux âmes du Purgatoire qui montent prendre place parmi les chœurs innombrables, c’est elle qui est notre véritable patrie et c’est en la voyant s’ébaucher sous nos yeux, que nous faisons l’apprentissage de l’éternité. » (La Sainte liturgie, éd. Sainte-Madeleine, p. 59-60, Le Barroux, 1982.)
Pardonnez, Monseigneur, la franchise de ces propos qui appellent certainement des nuances ; elle est avant tout l’expression d’une volonté de transparence à l’égard de votre Excellence. J’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de nos éventuelles et légitimes divergences, mais qu’au contraire vous me permettrez de collaborer à votre ministère sacré, en union avec le Pape et tout le collège épiscopal, par le témoignage de l’obéissance filiale, de la prière et de l’exemple. Si pour l’instant il s’avérait difficile de trouver un lieu où je puis m’installer seul ou avec un ou deux compagnons, pourriez-vous au moins me donner un accord de principe pour me recevoir dans votre diocèse ? Avec l’aide de plusieurs prêtres, qui m’ont manifesté leur grand désir d’une présence monastique parmi eux, nous pourrions chercher alors ensemble une solution pratique. Je ne vous remercierai jamais assez de m’accorder la grâce de poursuivre ma vocation de fils de saint Benoît dans la paix retrouvée.
Veuillez, Excellence et cher Monseigneur, me bénir et agréer, l’assurance de mon respectueux et religieux dévouement en Notre-Seigneur et Notre-Dame.